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Moïse, les femmes, la
liberté, la réforme
Lorsque
la revue Passages m'a invité à participer à un entretien public sur le thème «
Moïse l'Égyptien? » en compagnie d'éminents spécialistes, hommes de religion et
psychanalystes, je me suis senti aussi adapté à la situation, en tant que
simple protestant lecteur de la Bible, qu'un paysan malien devant un
chasse-neige... Je suis encore étonné et reconnaissant qu'on ait alors bien
voulu écouter mes naïves interventions. Je l'ai été plus encore lorsqu'on m'a
aimablement prié de les livrer ici par écrit. Les voici donc, présentées sous
une forme à peine remaniée.
I
Si
Moïse est égyptien, c'est par les femmes. Par sa mère et sa sœur qui le
confient au « Père de l'Égypte », le Nil, et par la fille de Pharaon qui l'adopte.
Deux mères l'élèveront. Que l'on prenne ce dernier verbe dans tous ses sens.
Prince
d'Égypte, donc, par la volonté de deux femmes alliées dans la résistance. Sages
femmes - semblables aux deux sages-femmes, Chifra et Poua, les désobéissantes[1]
- qui donnent la vie, la protègent, faisant du
quasi mort-né un prince.
Qu'on
me pardonne ici l'évocation d'un souvenir personnel, qui est sans doute à
l'origine de l'intérêt que je porte au rôle que jouent ces femmes dans
l'histoire de Moïse ; en 1942, ma Parigote et Huguenote de mère a sauvé et
protégé jusqu'en 1945 deux enfants juifs, fils de sa voisine, et cela contre la
police du Pharaon de l'époque.
J'aime
cette alliance des femmes. Lorsqu'un peuple voit ses femmes se détourner de
l'alliance qui permet la vie pour s'incliner devant les porteurs de mort et les
adorer, alors ce peuple est maudit.
Elles
élevèrent Moïse.
J'ai
vu des femmes africaines élever leurs enfants à bout de bras pour les présenter
à la bénédiction du grand homme qui passe. Vers quoi, ou vers qui, les mères
élèvent-elles leurs enfants ? Vers qui Moïse fut-il élevé ?
Vers
Pharaon, pour l'une de ses mères. C'était pour elle le sens vrai d'une vie ;
quoi de plus haut que le fils de Râ ?
Et
pour l'autre, la mère biologique (« biologique » est en l'occurrence un mot qui
me plaît, son étymologie évoquant la connaissance de la vie...) ? Cette mère-là
n'a pas de nom dans les Écritures. Elle est, comme son mari, tout simplement
enfant d'Israël, par Lévi le fils de Léa. De Sarah jusqu'à cette femme, c'est
une chaîne de combattantes qui mettent leur fils sur le rail de la promesse
faite à Abraham. Sans elles, l'élévation de Moïse jusqu'au sommet du Sinaï
n'est sans doute pas concevable.
II
Moïse
l'Égyptien ? À demi, donc, élevé qu'il fut dans le giron de la mère des
civilisations, mais nourri au lait d'une parole d'ailleurs et d'avenir. Pris
entre la pérennité solennelle de l'Empire et le futur ouvert par Celui qui se
dira lui-même à l'inaccompli : èhyè achèr èhyè[2].
Comme
son nom hébreu l'indique, Mitsraïm[3],
l'Égypte est double. Ombre et lumière. Ce bon et ce mauvais, tôv vârâ[4],
dont la connaissance conjointe est mortelle. L'Égypte est totale. Elle n'est
pas seulement un empire, elle est aussi une totalité physique et métaphysique.
Elle va de la terre au ciel, tour pyramidale dont le sommet est le lieu où se
rejoignent la mort et la vie, et d'où le regard de ses sages embrasse le monde.
Pharaon est le signe humano-divin de cela, qui porte en lui les insignes de
deux mondes. On ne quitte pas l'Égypte.
À
moins toutefois de la tuer en soi, pour se trouver d'abord jeté en un non-lieu.
C'est pourquoi Moïse devait tuer l'Égyptien et libérer l'Hébreu[5],
et accomplir ainsi la parabole de son choix de vie .
Que
Moïse ait vu dans la violence de ce garde-chiourme le sens même de la
civilisation égyptienne me paraît évident, même si ce fut par un réflexe qui
anticipait sur des relations à venir. Car on ne connaît vraiment un monde que
d'en-bas, par l'expérience de la violence qu'il engendre ou qu'il combat. Ce
n'est que sur la base de cette expérience que deviennent pertinentes les
analyses et les théories nées d'une science plus consciente d'elle-même. Ce
n'est que sur cette base, aussi, que prennent sens les paroles d'En Haut
concernant ce monde, pour ceux qui en sont les destinataires.
L'Égypte
est une statue qui se veut divinement habitée.
Elle
vit un rêve d'éternité immuable, le temps tournant autour d'elle. Moïse va
passer, il passe, il a passé. Il est l'homme d'un itinéraire. Du bébé vagissant
sur les eaux du fleuve au vieillard contemplant de loin le pays de la Promesse,
c'est le parcours d'un sursitaire qui marche à la surface de la terre. Il se
heurte aux obstacles de la nature, des nations et des peurs; il les combat ou
les contourne, reprenant obstinément la route qui mène au Pays promis.
Et
ce n'est pas seulement Moïse qui marche ainsi. Un Autre le précède. Dieu, lui
aussi, passe. Cet itinéraire est d'abord le sien, à lui qui n'a rien d'une
statue. Moïse, à sa mesure d'homme, est à cette image, tendu vers l'avenir et
la vie.
Il
est notable que Moïse, quand il monte, c'est pour redescendre. Ainsi au Sinaï.
Pharaon
est en haut pour toujours, comme un tenon entre la pyramide pointe en haut de
l'Égypte et le ciel des éternels mouvements célestes. Au-dessous de lui
descendent en cascade les strates sociales de l'Empire. Tout en bas, bases de
l'édifice, sont les fellahs et les esclaves maintenus attachés à cet ordre par
l'effet d'une fausse évidence.
Moïse,
quant à lui, descend du Sinaï porteur de la Loi qui rend libre.
Un
pasteur comme moi peut-il écrire, apparemment contre saint Paul, que le don de
la Loi est le don de la grâce ? Cela ferait sans doute à nouveau l'objet d'une
longue et complexe disputation, fort utile au demeurant de nos jours, entre
juifs et chrétiens de toutes obédiences.
Ce
qui m'importerait alors serait de souligner la dialectique qui s'établit entre
la Loi et la transgression. Car si la Loi est le don de la vraie liberté, elle
rencontre sans cesse le désir de servage qui habite l'humanité. Il n'est pas
vrai, en effet, selon la tradition qui me porte et qui remonte au moins à
Luther, que les humains désirent être libres. Tel est en revanche le vœu du
Dieu de Moïse. Si tel n'était pas le cas, les Hébreux auraient pu suivre leur
pente en retournant en Égypte, laissant Moïse et son Dieu seuls dans le désert.
Mais
leur rébellion constante n'empêcha pas leur libération, instituée par la Loi.
Celle-ci fut donc pour eux, paradoxalement, un enfermement dans l'ouverture.
Comme lorsqu'on dit en plaisantant que quelqu'un a été « enfermé dehors » pour
avoir perdu ses clés (cette dernière expression pourrait intéresser des
psychanalystes...).
En
d'autres termes, qui sont ceux de Luther, Moïse transmit aux fidèles parmi ses
frères une Loi selon laquelle ils étaient « toujours pécheurs et toujours
pardonnés », Tant il est vrai que la Fête de la Loi appelle le Jour du Pardon, et
réciproquement.
Cette
dialectique, lorsqu'elle engage un groupe humain, installe celui-ci en une
histoire faite d'erreurs, de repentances et de recommencements. Malheur alors à
qui ne confesse pas ses erreurs, il va dans le mur ! Telle est la fonction de
la Loi : elle permet que l'on s'avoue transgresseur. C'est ce que font les
hommes libres. Qui vit ainsi est prince (et lors des élections c'est pour lui
qu'il vaut mieux voter...).
Depuis
Moïse, transmetteur de la Loi, le chemin de l'Égypte est barré, que beaucoup
voient cependant comme le chemin d'un Éden[6].
Le chemin de n'importe quelle Égypte grouillante d'idoles. C'est vrai du moins
pour quiconque accepte et adopte avec humilité sa propre liberté.
III
Cependant,
il est très difficile à une institution, quelle qu'elle soit, de se maintenir
dans cette sagesse. Il lui est apparemment peu propice de s'avouer infidèle aux
paroles qui la fondent. Pourtant, si elle ne le fait pas, son infidélité s'en
va croissant jusqu'à ce qu'elle se retrouve agir à l'inverse de ces (ses)
paroles, adorant le premier veau qui passe, et Dieu sait s'il en passe, ou à
défaut le concevant de soi-même.
(Seules
échappent à cette règle les institutions dont les fondements sont des paroles
de mort. Elles ne peuvent que leur être fidèles ou les répudier.)
Néanmoins,
la Loi de Moïse et tout ce qui s'ensuivit jusqu'à nos jours dans le cadre de la
nébuleuse judéo-chrétienne supposent des communautés. Elles transmettent la
parole de liberté de génération en génération, dans l'esprit de ce qui est
prescrit au livre du Deutéronome[7].
En d'autres termes, elles ont pour mission de renouveler pour chaque génération
la proposition d'Alliance présentée autrefois au Sinaï. Cela n'est pas nouveau
et il est remarquable qu'à partir du don de la Loi transmise par Moïse, cette
Alliance sera rappelée constamment par les prophètes bibliques. Cela pour que
le peuple d'Israël soit lui-même rappelé au sens de sa vocation.
Ce
retour propre aux écrits bibliques, cette réactualisation constante du don
premier de la Loi en 'fonction des situations dans lesquelles les communautés
se trouvent placées historiquement, appellent à des remises en question et à
des réadaptations régulières.
Autrement
dit, ce ne sont pas seulement les personnes qui sont constamment sollicitées
par cet appel à se réformer, mais également les institutions porteuses de la
mémoire, du zikkâron, des événements fondateurs.
En
ce domaine, l'expérience historique du protestantisme l'amène à penser, avec
d'autres, que l'une des conditions pratiques requises par cette constante
réformation est l'exercice d'une démarche collective que, faute de mieux,
j'appellerais « démocratique ». En des termes plus bibliques, on pourrait dire
que l'Alliance du Sinaï, posée entre le divin et l'humain, institue en
conséquence entre les humains par la Loi une « alliance de frères[8]
».
Je
remarque que cette expression est employée par le prophète Amos au sujet des
relations entre Israël et l'un de ses ennemis. C'est pour moi un rappel du fait
que le sens de l'Alliance mosaïque est universel; n'attacherait-on ici ou là,
parmi les nations, aucune importance à sa validité, ses tenants sont cependant
appelés à la considérer comme valide pour tout être humain.
C'est
un point d'importance, car en ce domaine l'expérience du protestantisme montre,
hélas parmi d'autres, que les « alliances de frères » aboutissent souvent à la
création de milieux sociaux qui se coupent du reste de l'espèce humaine au nom
même de leur fraternité interne.
Voilà
en vérité un point qui demande réforme.
Pasteur
Jean ALEXANDRE
Secrétaire général du Service protestant de Mission
Église évangélique luthérienne de France
Revue
d'éthique et de théologie morale, « Le Supplément », n° 201, juin 1997, pp.
61-66.
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